Sociétés fantômes

Qu’est-ce qu’une société fantôme ?

Les sociétés fantômes sont des entités opaques utilisées par des organisations criminelles internationales, des entreprises ou des individus corrompus ou des fraudeurs pour dissimuler de l’argent, escroquer des gouvernements et détourner des fonds qui pourraient être investis dans les soins de santé, l’enseignement ou encore des infrastructures. D’autres structures du même type existent, notamment les trusts.

Une société fantôme peut être créée avec moins d’informations qu’il n’en faut pour obtenir un permis de conduire ou ouvrir un compte en banque.

Les sociétés fantômes existent uniquement sur le papier et permettent aux personnes qui les contrôlent et qui en bénéficient réellement (les « bénéficiaires effectifs ») de maintenir, en toute légalité, leur identité secrète alors qu’ils blanchissent de l’argent sale.

Une société fantôme est souvent « détenue » par une autre société fantôme, elle-même « détenue » par une autre société fantôme ou un trust, et ainsi de suite. Dès lors, il est pratiquement impossible pour les autorités judiciaires et fiscales ou toute autre personne d’identifier leurs propriétaires réels, responsables au final des actions de l’entreprise.

Pourquoi les sociétés fantômes posent-elles problème ?

Les sociétés écrans et les trusts jouent un rôle crucial dans le blanchiment d’argent, en maintenant le secret sur l’identité des personnes et des entreprises impliquées dans des activités telles que la fraude fiscale, le financement du terrorisme, le trafic de drogues et la traite d’êtres humains. Elles privent les pays en développement – et les pays développés – de ressources qui pourraient être investies dans l’amélioration des services publics et la promotion de la croissance économique.

Les données de la banque mondiale montrent le rôle joué par ces entités insaisissables : les sociétés fantômes sont au cœur de 70 % des grands cas de corruption. [1]

La légitimité accordée aux sociétés fantômes, enregistrées principalement dans des pays respectables comme les États-Unis ou en Union européenne, leur permet aisément d’ouvrir des comptes bancaires qu’elles utilisent pour transférer de l’argent sale dans le monde entier.

Cette tactique a trop souvent été utilisée pour priver des pays africains des ressources dont ils ont besoin pour investir dans la lutte contre l’extrême pauvreté.

En 2010, les flux financiers illicites ont fait perdre à l’Afrique subsaharienne des sommes qui étaient supérieures à l’aide totale perçue par cette région la même année. Cette fuite des capitaux, rendue possible grâce aux sociétés fantômes, a un impact désastreux sur la vie des Africains.

Global Financial Integrity a estimé le manque-à-gagner – en termes de recettes publiques non perçues – dû à ces flux financiers illicites pour les pays en développement (moyenne pour chacune des années entre 2002 et 2006). [2] Neuf des 20 pays enregistrant les pertes les plus lourdes par rapport à l’ensemble de leurs recettes publiques se situent en Afrique subsaharienne.

Quel est l’impact de ce phénomène sur les pays pauvres ? 

Nigeria

809 millions d’euros, c’est le montant payé par SHELL et ENI au gouvernement nigérian dans le cadre d’un accord pour un bloc pétrolier offshore. L’argent a été immédiatement transféré vers une société fantôme détenue par un ancien ministre du pétrole nigérian, Dan Etete.

3,4 millions de nigérians sont séropositifs. Cet argent dérobé aurait pu financer une année de traitement antirétroviral (ARV) pour 96 % des séropositifs du pays.

République démocratique du Congo (RDC)

En l’espace de trois ans seulement (2010-2012), la République démocratique du Congo a perdu 1,05 milliard d’euros dans le cadre de cinq transactions minières. Les licences minières ont été vendues à des prix dérisoires à des sociétés fantômes qui elles, les ont revendues de suite à des prix de marché. Comme l’identité du bénéficiaire réel des sociétés fantômes est restée secrète, il est impossible de savoir qui a profité de cet accord, au détriment du peuple congolais.

Près de 10 % des décès dus au paludisme dans le monde sont enregistrés en RDC. Cette maladie est aussi responsable de 40 % des décès infantiles dans le pays.

Avec moins de la moitié de la totalité des fonds volatilisés, chaque habitant de RDC aurait pu recevoir une moustiquaire imprégnée.

En 2012, 391 000 enfants en RDC sont morts avant leur cinquième anniversaire, des décès dus pour la plupart à des maladies évitables et guérissables.

Avec moins d’un tiers des sommes dérobées au gouvernement, il aurait été possible de vacciner tous les enfants de moins de cinq ans contre des maladies mortelles comme le tétanos, la diphtérie, la coqueluche, l’hépatite B, la méningite, la pneumonie et les dysenteries. Et de sauver ainsi quelques 400 000 personnes.

Togo

Entre 2002 et 2006, le Togo a perdu chaque année en moyenne 33 millions d’euros de recettes fiscales en raison de flux de fonds illicites, soit 13,5 % des recettes publiques totales. Ces ressources auraient pu assurer la vaccination de tous les enfants togolais de moins de cinq ans contre des maladies infantiles mortelles et ainsi sauver quelques
30 000 vies.

Notes :

Global Financial Integrity (2012) Illicit Financial Flows from developing Countries: 2001-10, http://iff.gfintegrity.org documents dec2012Update/ Illicit_Financial_Flows_from_DevelopingCountries_2001-2010-HighRes.pdf

Africa Progress Panel (2013) Africa Progress report 2013: Equity in Extractives. http://www.africaprogresspanel.org/wp-content/uploads/2013/08/ 2013_APR_Equity_in_Extractives_25062013_ENG_HR.pdf

Global Witness (June 2013) The Curious Case of Nigerian Oil block – OPl245. http://www.globalwitness.org/sites/default/files/library/The%20case%20of%20 Nigerian%20oil%20block%20OPL245_0.pdf

Health data from WHO, President’s Malaria Initiative, UNICEF and PEPFAR. There are around 12 million children under the age of five in the DRC (2011), UNICEF (2013) State of the World’s Children. £63 million pays for full pentava- lent, pneumococcal and rotavirus vaccinations for 2.84 million children, saving roughly 100,000 lives over time (data from GAVI).

Que faut-il faire ?

Sévir contre les sociétés écrans et d’autres structures opaques pour empêcher le blanchiment d’argent et lutter efficacement contre la corruption.

A l’heure actuelle, aucune législation n’oblige ces entités à publier l’identité de ceux qui les détiennent réellement. En d’autres termes, il n’existe aucun moyen de savoir qui profite des activités de ces sociétés et trusts, qu’elles soient légitimes ou non.

Une modification de la législation – imposant de rendre publique les informations sur les bénéficiaires effectifs de ces sociétés et trusts – permettrait aux citoyens, aux médias et aux autorités judiciaires et fiscales, de connaître l’identité de ceux qui les contrôles et
« pister » l’argent issu d’activités illégales.

Il serait dès lors beaucoup plus facile de repérer ces structures utilisées dans le seul but de dérober des fonds publics ou de fuir le fisc.

Que demande ONE ?

ONE, avec le soutien de ses membres, demande que des mesures répressives soient prises à l’encontre des sociétés fantômes et des trusts.

Une opportunité s’offre actuellement aux dirigeants européens pour lutter contre l’opacité de ces structures. En effet, l’Union européenne travaille sur une nouvelle directive contre le blanchiment d’argent. Cette loi devrait obliger les Etats membres de mettre en place des registres publics et centralisés des bénéficiaires effectifs des sociétés et des trusts.

Cette mesure permettrait de faire la lumière sur ceux qui se cachent aujourd’hui, sans aucun problème, derrière ces structures opaques. Les citoyens, les médias et les autorités judiciaires et fiscales auront ainsi accès aux données leur permettant de suivre la trace de l’argent, empêcher la corruption et de faire en sorte que les ressources soient utilisées à bon escient pour combattre l’extrême pauvreté au lieu de disparaître dans des affaires douteuses.

En rendant publiques les informations sur ceux qui contrôlent les sociétés et les trusts :

  • Les citoyens, les médias, les autorités judiciaires et fiscales des pays en développement, et des pays développés, auront accès aux données dont ils ont besoin pour suivre la trace de l’argent et combattre la corruption ;
  • La qualité des données sera améliorée étant donné que davantage de personnes pourront les examiner et repérer, vérifier et corriger les inexactitudes ;
  • Les banques et les autres institutions financières pourront mettre en pratique plus efficacement leur devoir de vigilance ;
  • Les entreprises sauront avec qui elles traitent ; et
  • La loi sera appliquée de manière plus efficace et les enquêtes, les poursuites judiciaires et la restitution des avoirs volés seront facilitées

Cas concrets

C’est « BAD »

Selon le ministère de la justice américain, Teodoro Nguema Obiang, vice-président et fils du président de Guinée équatoriale, aurait utilisé des sociétés fantômes enregistrées en Californie et dans les Îles vierges britanniques. Ces sociétés, aux noms qui sonnaient bien « innocents » tels que Sweet Pink Inc., Unlimited Horizon Inc., Beautiful Vision Inc. et Ebony Shine International Ltd., ont été utilisées pour acheter une splendide demeure en bord de mer d’une valeur de 22 millions d’euros à Malibu, en Californie, un jet Gulfstream d’une valeur de 28 millions d’euros et plusieurs objets ayant appartenu à Michael Jackson, notamment un gant incrusté de cristaux arboré par l’artiste lors de sa tournée « BAD » et la veste de Thriller. [3]  Au même moment, plus d’un enfant sur sept de moins de cinq ans mourait d’une maladie évitable dans son pays et la pauvreté continuait à se propager à une vitesse affolante. [4]

Alerte à Malibu

En 2011, des filiales de SHELL et d’ENI ont offert 809 millions d’euros au gouvernement nigérian pour un bloc offshore dont la réserve de pétrole est estimée à neuf milliards de barils. Le gouvernement a ensuite accepté de transférer le même montant au centime près vers un compte spécifique destiné à « Malabu oil & gas », une société fantôme dont le propriétaire secret n’était autre que Dan Etete, le ministre en charge du secteur pétrolier. En 1998, alors qu’il était ministre, Etete a alloué les droits de la concession pétrolière lucrative à « Malabu oil & gas », une entreprise sans employé et sans actif qu’il avait créée quelques jours auparavant. [5] Ces 809 millions d’euros auraient pu être utilisés pour vacciner tous les enfants de moins de cinq ans du pays (27,2 millions d’enfants). [6]

Des affaires douteuses

Selon Africa Progress Panel, des sociétés fantômes en République démocratique du Congo ont été utilisées par des individus non identifiés pour acheter des mines à moins d’un 16e de leur valeur réelle. Ils les ont ensuite revendues au prix du marché, détournant ainsi l’argent dont l’État aurait pu profiter. Entre 2010 et 2012, la RDC a perdu au moins 1 milliard de recettes lors de cinq affaires du même genre, un montant représentant quasi le double des budgets annuels combinés du pays alloués aux soins de santé et à l’enseignement en 2012. La RDC enregistre le taux de malnutrition le plus inquiétant au monde et le sixième taux le plus élevé de mortalité infantile au monde. Plus de sept millions d’enfants ne sont pas scolarisés. [7]

SOURCES

[1]. Banque mondiale (2011) “The Puppet Masters: How the Corrupt Use Legal Structures to Hide Stolen Assets and What to Do About It.” http://star.worldbank.org/star/publication/puppet-masters

[2]. Global Financial Integrity (2010) The Implied Tax Revenue Loss from Trade Mispricing, http://www.gfintegrity.org/storage/gfip/docu- ments/reports/implied%20tax%20revenue%20loss%20report_final.pdf

[3]. US Department of Justice : http://www.egjustice.org/sites/default/files/DOJ%20Forfeiture%20Complaint%20-%20House%20+%20Car.pdf

[4]. UNICEF, 2011, “Levels & Trends in Child Mortality,” http://www.childinfo.org/files/Child_Mortality_Report_2011.pdf

[5]. Global Witness: “The Curious Case of Nigerian Oil Block – OPL245,” http://www.globalwitness.org/sites/default/files/library/The%20case%20of%20Nigerian%20oil%20block%20OPL245_0.pdf

[6]. Les calculs de ONE se basent sur les chiffres fournis par GAVI Alliance établissant que 100 millions de dollars fournissent des vaccins pentavalents, anti-pneumococcique et anti-rotavirus pour 2,84 millions d’enfants, sauvant approximativement 100 000 vies. Le nombre d’enfants de moins de cinq ans au Nigeria s’élève à 26,6 millions environ (2012) ; voir : UNICEF (2013) La situation des enfants dans le monde, http://www.unicef.org/french/sowc2013/files/FRENCH_SOWC2013_Lo_res.pdf

[7]. “Africa Progress Report 2013: Equity in Extractives” http://www.africaprogresspanel.org/wp-content/uploads/2013/08/2013_APR_Equity_in_Extractives_25062013_ENG_HR.pdf