Cette interview a été initialement publiée sur Ideas 4 Development, le blog de l’Agence Française de Développement.
Les ODD, au nombre de 17, s’avèrent encore plus ambitieux que les OMD, avec notamment la disparition programmée de la pauvreté. La question de leur mise en œuvre reste posée, comme l’explique Friederike Röder, directrice en France de l’ONG ONE.
Que représentent les ODD à vos yeux ?
Ils représentent un changement d’échelle pour lutter par exemple contre l’extrême pauvreté. Avec les OMD, le monde avait essayé de faire mieux. Désormais, il est question d’éradiquer l’extrême pauvreté ou des pandémies comme le paludisme à l’horizon 2030. Un défi extraordinaire, même si les objectifs sont réalistes, dans la mesure où l’on ne peut pas continuer à faire comme avant.
Ils ont été définis à partir de la conférence « Rio + 20 » en 2012 dans un groupe de travail ouvert de 70 pays, et ont fait l’objet d’une vaste enquête à laquelle ont participé 8 millions de personnes. Du coup, ils paraissent encore plus légitimes que les OMD.
Que préconisez-vous pour leur mise en œuvre ?
Il faut des partenariats plus importants entre les pays, mais aussi avec le secteur privé et les ONG. L’expérience des OMD nous a montré à quel point les partenariats globaux aident à aller plus loin.
Par exemple, l’instauration du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme a permis de faire de grandes avancées. En 2003, 400 000 personnes séropositives avaient accès aux traitements antirétroviraux dans les pays en développement. En 2015, la situation a radicalement changé : 15 millions de personnes sont sous traitement, dont 8,1 millions grâce au Fonds mondial, qui a mobilisé un total de 33 milliards de dollars entre 2002 et 2015. Le taux de couverture des traitements antirétroviraux dans les pays soutenus par le Fonds mondial est passé de 4% à 40 % entre 2005 et 2014.
De même, l’Alliance mondiale pour les vaccins et la vaccination (Gavi) a permis de faire des progrès importants. On estime que plus de 7 millions de vies ont été sauvées depuis 2000. Cet exemple appuie notre plaidoyer en faveur de partenariats pour changer les relations de pouvoir avec le secteur pharmaceutique et améliorer les relations avec les pays concernés. Ces derniers cofinancent les programmes, tandis que la société civile participe à leur mise en œuvre.
Quel partenariat d’ampleur préconisez-vous ?
Idéalement, il faudrait collecter et utiliser plus de données statistiques, pour savoir où nous en sommes exactement. La moitié de la mortalité infantile a été réduite depuis les années 1990. Seul problème : environ un tiers des naissances en Afrique ne sont pas enregistrées. D’où l’importance des statistiques. Le défi est politique, technique et financier.
C’est pourquoi il est crucial d’avoir une multitude d’acteurs qui s’impliquent : des gouvernements du Sud et du Nord, des entreprises, des fondations, des ONG… Il faut que ces acteurs prennent des engagements : par exemple les Etats du Sud doivent s’engager à renforcer les capacités de leurs instituts de statistiques et étendre la collecte de données aux régions les plus reculées. Les Etats du Nord peuvent soutenir ces efforts, mais doivent eux-mêmes améliorer la collecte des données pour pouvoir faire le suivi de tous les ODD.
Tous les gouvernements pourront s’accorder à mettre les statistiques à disposition de leurs citoyens, en format ouvert. Ceci ne devrait pas se limiter aux statistiques sur leur population, mais aussi les données budgétaires pour que les citoyens puissent prendre connaissance des recettes collectées par leur gouvernement, ainsi que les dépenses prévues et réellement effectuées.
Les entreprises quant à elles peuvent être utiles pour améliorer l’utilisation des portables dans la collecte des données.
Il faut aussi relever le défi de rendre le big data utile au développement… Le partenariat doit donc vraiment poursuivre une approche globale qui ne se limite pas seulement à la collecte des données mais qui prend aussi en compte l’utilisation de ces données, notamment par les citoyens.
Quelles sont vos propositions concrètes pour relever ce défi ?
Il nécessite un partenariat global tel que celui qui a été lancé à New York fin septembre pour mieux diriger les efforts, associer les citoyens et leur rendre des comptes: le Global Partnership for Sustainable Development Data.
Le secteur privé et les ONG ont-ils un rôle clé à jouer ?
Oui, dans la mise en œuvre et – surtout pour les ONG – dans le suivi des ODD. Mais le leadership des Etats reste un préalable absolu.
Pourquoi le rôle de l’Etat est-il si crucial ?
Partout où des avancées ont été faites dans le cadre des OMD, la puissance publique était mobilisée, comme l’Ouganda contre le Sida ou le Burkina Faso contre la malnutrition. Autre exemple : le Fonds mondial FMLSTP n’aurait pas existé sans le soutien actif de la France, qui fournit 360 millions d’euros par an. De même, l’organisme Unitaid, important pour négocier des prix avec les industries pharmaceutiques, a été créé avec l’appui de la France.
Une autre partie du défi posé aux Etats reste d’encadrer et de réguler les activités du secteur privé, pour résoudre les questions de l’évasion fiscale, de la corruption et du respect de l’environnement. Il faut par exemple que les investissements privés dans les infrastructures soient régulés pour éviter leur impact négatif sur l’environnement.
Des régulations internationales sont en cours de discussion, notamment à l’initiative de l’OCDE, pour imposer davantage de transparence aux multinationales. L’échange automatique des données fiscales, en cours de mise en place par près d’une centaine de pays, est aussi une importante avancée. La Commission européenne s’est aussi saisie de ces questions de lutte contre l’évasion fiscale avec plusieurs propositions faites notamment par le Commissaire Pierre Moscovici.
Dans le cas de toutes ces initiatives, il reste crucial qu’elles soient totalement transparentes, c’est à-dire qu’elles appliquent le principe d’accès public à l’information et qu’elles intègrent les pays en développement. Une des prochaines régulations clés en cours de négociation à l’échelle française, européenne et internationale concerne le reporting pays par pays des multinationales, à savoir la publication d’informations sur l’activité réelle des entreprises dans chaque pays où elles interviennent, afin de déterminer si elles payent l’impôt juste dans tous ces pays. Bien que certains pays soient en faveur d’une telle régulation, le bât blesse quand on parle d’accès public à ces informations. Or sans accès public, on ne peut pas parler de transparence et les pays qui auraient besoin de ces informations pour demander leur juste dû aux entreprises, notamment les pays en développement, auraient de grande difficulté à y avoir accès.
Les Etats ne peuvent pas se défausser de leur responsabilité pour atteindre les ODD. Si nous voulons éradiquer l’extrême pauvreté, il faut que nos efforts touchent vraiment les plus pauvres. Les Etats sont en cause, car il n’appartient pas au secteur privé, qui cherche à faire des bénéfices, d’aller vers les plus pauvres.
Le seuil de l’extrême pauvreté vient de passer de 1,25 à 1,90 dollar US par jour en parité de pouvoir d’achat, une mesure prise par la Banque mondiale pour l’ajuster à l’inflation, et la part de la population mondiale vivant dans cette situation vient de passer sous la barre des 10 %, contre 29 % en 1999. Il n’empêche : dans les pays les plus pauvres, comme Madagascar, le Liberia ou la République démocratique du Congo (RDC), une majorité de personnes vit sous le seuil de l’extrême pauvreté. Cette part atteint 80 % de la population dans le cas de la RDC. L’aide publique au développement (APD) reste un outil crucial, face à des défis colossaux.
Faut-il des financements plus ambitieux pour les ODD ?
Les ODD sont définis, mais la grande question de leur mise en œuvre reste en effet posée. Une conférence sur le financement du développement durable s’est tenue en juillet à Addis-Abeba (Ethiopie), mais bien des engagements autour des ODD restent flous et dépourvus d’échéances précises. Par exemple, les pays en développement se sont engagés à améliorer leurs ressources fiscales, sans se fixer de date butoir. Les pays donateurs, de leur côté, ont renouvelé leur promesse de consacrer 0,7 % de leur PNB à l’APD, là encore sans calendrier précis. Or, nous savons que 15 années passent très vite.
Pour financer les ODD, il faut une vraie mobilisation internationale, tant des pays développés que des pays en développement.
Les pays développés doivent concrétiser leurs engagements et en priorité celui d’allouer 0,7% de leur revenu national brut à l’aide au développement. ONE demande à ce qu’au-delà des promesses, chaque pays se fixe un calendrier précis pour atteindre cet objectif d’ici à 2020.
Il faut aussi que cette aide soit consacrée en priorité aux pays les moins avancés. C’est dans ces pays que se concentrera dans les années à venir la part la plus importante de population vivant sous le seuil d’extrême pauvreté et ils n’ont pas les ressources suffisantes à ce jour pour y faire face seuls. ONE demande donc que la moitié de l’aide au développement leur soit allouée.
Cependant cela ne veut pas dire que les pays en développement n’ont pas leur responsabilité dans l’atteinte des ODD. Ils ont aussi pris plusieurs engagements pour financer en priorité les secteurs sociaux, importants pour la lutte contre l’extrême pauvreté, comme la santé, l’éducation et l’agriculture. Ils doivent aussi augmenter leurs ressources domestiques par un effort global de lutte contre les flux financiers illicites qui leur font perdre chaque année plus de 1000 milliards de dollars. Ils doivent donc avec le soutien des pays développés et des organisations internationales renforcer la transparence et la lutte contre la corruption afin que cette manne financière bénéficie aux populations les plus pauvres.
Qu’allez-vous faire concrètement pour contribuer à atteindre ces 17 ODD ?
ONE va suivre ce qui se passe dans les différents pays. Nous avons des collègues en Afrique qui veillent à ce que les pays africains tiennent leurs promesses, en matière de politiques de santé et d’éducation. Nous savons déjà qu’en France, les efforts sont insuffisants pour le financement des ODD. Trois jours après l’Assemblée générale des Nations unies à New York, le gouvernement français a publié une Loi de finances qui accuse pour la cinquième année consécutive une nouvelle baisse de l’APD, de l’ordre de 6 %. Nous avons un rôle de plaidoyer à jouer. Quel que soit le rôle du secteur privé dans la mise en œuvre des ODD, nous n’allons pas pouvoir nous passer de l’APD.