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La lutte contre le racisme doit être globale

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Partout dans le monde, des citoyens se mobilisent pour dénoncer le racisme, l’injustice et les discriminations qui sévissent depuis des siècles. C’est dans ce contexte que Pascal Blanchard, historien, spécialiste de l’histoire de la colonisation, de l’immigration, des discriminations et du racisme, a accepté de répondre à nos questions… et nous en sommes honorés.

Qui êtes-vous ? Qu’est-ce qui vous anime ?

Diplômé de la Sorbonne, je suis historien, spécialiste de l’Afrique. A travers mon cursus et ma thèse, réalisée au Centre de recherches africaines à Paris I, je me suis intéressé à l’histoire contemporaine des empires et l’idéologie coloniales (discours et images). Après avoir travaillé sur les questions liées à l’Anthropologie des représentations du corps (à Marseille), je suis devenu membre du Laboratoire Communication et Politique (CNRS) et co-directeur du Groupe de recherche Achac. Créé en 1989, il regroupe des chercheurs qui travaillent en France mais aussi à l’international sur plusieurs champs liés à la question de la colonisation, de l’immigration et de la post-colonisation.

En outre, je suis auteur ou/et réalisateur de films documentaires (Noirs de France ; Sauvages. Au cœur des zoos humain ; Décolonisations. Du sang et des larmes…) et de plusieurs expositions (comme Exhibitions. L’invention du sauvage au Musée du quai Branly). Enfin j’ai publié, dirigé et co-dirigé plus de soixante-dix ouvrages, notamment La République coloniale. Essai sur une utopie, Albin Michel, 2003 ; Human Zoos. Science and Spectacle in the Age of Colonial Empires, Liverpool University Press, 2009 ; Les Années 30, et si l’histoire recommençait ? La Martinière, 2017 ; Sexe, race & colonies, La Découverte, 2018, Sexualités, identités et corps colonisés, CNRS Éditions, 2019 et, récemment, Décolonisations françaises. La chute d’un Empire, La Martinière, 2020.

Partout dans le monde, des citoyens se mobilisent et les voix s’élèvent pour dénoncer le racisme et les inégalités. Comment expliquer l’ampleur planétaire des manifestations actuelles ?

L’opinion publique internationale est très sensible depuis des années à ces questions et notamment la jeune génération. De fait, il faut souligner que les premières statues qui ont été démontées l’ont été 48h avant l’affaire Floyd et sa mort, c’était en Martinique. Sa mort a été un déclencheur, un révélateur, et non un point de départ. La forte couverture médiatique, associée au pouvoir de diffusion offerts par les réseaux sociaux, a permis une prise de conscience plus rapide. L’invisible devient visible. Et l’inacceptable (le crime et l’impunité de tuer quelqu’un pour sa différence de couleur) est exposé aux yeux de tous.

Partout dans le monde, nous prenons conscience que les enjeux et les luttes sont les mêmes. Nous commençons à comprendre que la fin des Empires coloniaux et la fin de la ségrégation officielle aux Etats-Unis (1964) n’ont pas forcément entraîné la fin de la diffusion de certains imaginaires dans nos sociétés, ni la fin des rapports de domination. C’est précisément cette pérennité contradictoire, à l’oeuvre dans nos sociétés occidentales modernes qui conduit à ces manifestations planétaires ; le constat est le même partout. Malgré des lois progressistes et antiracistes, les discours universalistes et la lutte contre les inégalités, les discriminations demeurent (éducation, représentativité en politique ou dans l’armée, présence dans le monde des affaires, dans la culture, traitement par la police…). D’une certaine cela va « mieux » qu’avant, mais dans le même temps les injustices qui demeurent sont devenues inacceptables parce que désormais nous savons, et que l’« Autre » qui n’avait jusqu’alors pas le droit à la parole est désormais un acteur du débat. C’est cela qui change.

La montée des extrêmes au niveau mondial et le climat anxiogène qui en découle, la perte croissante de confiance envers les classes politiques et dans le futur (climat, crise économique, inégalités croissantes) favorisent une révolte (des jeunes surtout) partout dans le monde. Et, en face, les conservatismes et les populismes — au nom d’une certaine nostalgie ou d’un ultra-universalisme de combat — sont au combat pour ne pas voir le monde changer.

Je précisais avec Aïssata Seck dans le JDD mi-juin 2020 que « Désormais, le débat s’engage sur la manière de “digérer” ce passé, de penser le présent et les discriminations. Partout, la question va bien au-delà des “violences policières”, désormais c’est la manière dont la “mémoire coloniale” et le passé sont traités par la Nation qui est questionnée. » (Le racisme tue : souvenons-nous des massacres de Chasselay de juin 1940). Le débat est le même en Europe ou aux Etats-Unis.

De même sur France Info, je soulignais qui si ce débat éclate aujourd’hui, c’est parce « que les gens ont le sentiment qu’il reste ce Panthéon colonial et esclavagiste dans nos villes et qu’en même temps, la mémoire, la Nation, la réflexion n’arrivent pas à porter, ne se fait pas entendre. Il y a une forme de réticence, comme s’il fallait garder ce sujet tabou. Il y a une problématique de fond. Elle existe depuis 60 ans » (FranceTVInfo, Mémoire de la colonisation et de l’esclavage : “La meilleure des pédagogies, ce n’est pas de déboulonner les statues”). Cela fait cinquante ans qu’on méprise l’histoire des anciens colonisés. La fracture coloniale est aujourd’hui visible. « En France, toujours rien. Pas de musée de la colonisation. On a tellement fermé le débat qu’il est d’autant plus normal que l’exaspération se transforme en déboulonnages ou en revendications bruyantes. Sept présidents de la République (depuis De Gaulle) ont refusé l’idée d’un musée de l’histoire coloniale en France. » (Libération, « Cela fait cinquante ans que l’on méprise l’histoire des anciens colonisés »)

Comment ces mobilisations s’inscrivent-elles dans l’histoire de la lutte antiracisme ?

Alors qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale la lutte antiraciste se définissait principalement par les mouvements de libération des peuples colonisés, la lutte contre l’antisémitisme en Europe et contre la hiérarchisation des « races » (post-crimes nazis) et pour l’universalisme (Déclaration universelle des droits humains de 1948), l’antiracisme s’est peu à peu institutionnalisé, avec de nombreuses lois égalitaires et le changement des mentalités (à l’école, en entreprise, partis politiques, syndicats etc.), mais dans le même temps nous n’avons pas assez déconstruit le racisme colonial et ses origines. L’antiracisme doit aujourd’hui prendre en compte toutes les mémoires et toutes les histoires afin que tous les récits soient valorisés et que la lutte contre le racisme soit globale. Sur ce point, nous ne devons pas entrer dans un débat entre les soi-disantes deux formes d’antiracisme qui caricaturent le réel (universalisme/racisé), car en réalité ce combat n’est pas dual mais bien plus complexe, nous devons au contraire puiser au creuset de ce débat pour construire un antiracisme global et total.

En France, la mort de George Floyd a ravivé l’affaire Adama Traoré. Quelles similitudes et quelles spécificités peut-on observer entre la situation aux Etats Unis et la nôtre ?

Nos deux nations ont des histoires différentes mais restent marquées par les mêmes traumatismes de la colonisation et de l’esclavage. Les sociétés américaine et française contemporaines sont les héritières de siècles d’inégalités.Soixante ans (soit seulement deux générations) après la fin de l’Empire français (1960-1962) et la fin de la ségrégation (1964), les effets dans le présent se ressemblent. La mondialisation des échanges et du partage de l’information permet une réaction planétaire et rapide.

En même temps, les deux affaires ont des différences majeures : dans un cas, c’est un crime devant nos yeux ; dans l’autre cas, ce sont les retards de la justice et le sentiment d’impunité qui font débat et mobilisent. Mais je distinguerais les deux « affaires » à deux niveaux : leurs symboliques, d’une part et leur contexte, d’autre part. Attention à ne pas faire des anachronismes binaires : policier blanc = raciste et victime = noir. Le monde est plus complexe.

La lutte antiracisme a été marquée par l’engagement de grandes figures qui ont marqué l’histoire : Martin Luther King, Nelson Mandela, Rosa Parks, Malcolm X, Angela Davis… Que nous ont-ils enseigné ? Qui sont les leaders sur ces sujets aujourd’hui ?

Il y avait aussi des grandes figures dans le monde francophone : Aimé Césaire, Frantz Fanon, Léopold Sédar Senghor et bien d’autres. La marche de 1983. Et les combats en France sont menés par des groupes très divers : il y a un mélange entre les acteurs institutionnels, comme ceux du CRAN, de SOS Racisme, de la LICRA, qui ont un rôle représentatif important, et des acteurs moins officiels, issus des réseaux sociaux (les décoloniaux par exemple), qui ont un impact très fort sur les jeunes. Certains intellectuels ont aussi des rôles centraux. Enfin, il y a une radicalité, dont les Indigènes de la république sont l’expression. Bien entendu il y a des leaders aujourd’hui, mais très peu sont fédérateurs, à l’exception dans des registres différents de Christiane Taubira, Omar Sy ou Lilian Thuram.

Et la jeunesse dans tout ça ? 

Éduquer et miser sur la pédagogie ; penser à un musée sur le passé colonial pour permettre aux gens de réfléchir et d’en parler, ne pas effacer les traces de l’histoire (statues) mais expliquer et contextualiser pour ne pas la perpétuer et/ou la refouler… Sortir de la guerre des mémoires et regarder en face l’histoire coloniale, toutes ces dynamiques ont contribué à la formation de la nouvelle génération.

Les jeunes générations refusent les discriminations, le racisme et la vision unilatérale du passé. C’est logique, ils vivent ensemble. Je précisais sur FranceTVInfo : « Vous avez vu ces jeunes à Paris, en Europe, aux Etats-Unis, de toutes origines qui, dans la rue, disent : non le poids du passé ne doit plus continuer à faire que dans le présent ce racisme demeure. C’est fondamental. » (FranceTVInfo, Mémoire de la colonisation et de l’esclavage : “La meilleure des pédagogies, ce n’est pas de déboulonner les statues”).

Comment pouvons-nous ensemble bâtir une société plus juste, plus égalitaire et plus solidaire ? 

Je crois fondamentalement en la pédagogie. Les images le prouvent aujourd’hui : voir des manifestations aussi métissées – africaine, blanche, asiatique, latino – qu’aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne est un signe. Voir un policier mettre un genou à terre aussi. L’histoire a enfin été affrontée. Cela donne beaucoup d’espoir pour l’avenir. De toute façon, il nous faut passer par là pour sortir des longs siècles qui nous ont précédés. Cette histoire commence avec les Croisades et se prolonge avec Donald Trump. Ce n’est pas un mince héritage.

Il y a aussi un travail individuel à faire. Nous vivons dans des pays issus de la colonisation, entourés de stéréotypes, de préjugés, un racisme inconscient qui se maintient… et c’est logique. Il est essentiel pour chaque citoyen de décoloniser son imaginaire et de s’interroger sur les « avantages » ou non qu’il peut avoir selon sa couleur de peau. Il ne faut cependant pas généraliser, car la notion d’avantages reste relative : un “blanc” au chômage, pauvre et vivant dans une exclusion sociale et culture n’a aucun privilège. Nous ne sommes pas responsables du passé mais nous sommes responsables si individuellement nous n’essayons pas de changer ces héritages ou au moins d’en prendre conscience.

Un message pour les soutiens de ONE ?

Ne pas hésiter à parler de ces sujets. Y compris avec ceux dont on ne partage pas les points de vue. C’est ainsi que nous changerons le monde. Et, à votre manière, c’est ce que vous faites, en tant que soutien de ONE. Il faut continuer ! Ne jamais abandonner…

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